Le froid en moins, nous avons ces jours-ci un vrai temps de Toussaint ! Avec la pluie incessante et après les excès de ces derniers jours, nous avons envie de revenir à des nourritures plus simples. Depuis ce matin, un extraordinaire fumet emplit la maison et déborde sur le couloir extérieur, qui nous rappelle ces journées frisquettes où, en rentrant à la maison, nous avions le bonheur de humer un délicieux bouillon glougloutant sur la cuisinière. Le pot-au-feu est de retour !
L’Encyclopédie Larousse affirme dès 1867 que le pot-au-feu est «la base de notre cuisine, c’est par lui que notre cuisine nationale se distingue de tous les autres ». C’est en effet à la fois un potage (le bouillon), une pièce de viande, et un assortiment de légumes. Les Grecs considéraient que la viande bouillie était une progression de l’homme vers la civilisation et le pot-au-feu serait apparu au néolithique, sous une forme certes plus sommaire. Le terme de « pot-au-feu » assimile, comme souvent, le contenant au contenu.
C’est le plat populaire par excellence, héritier en droit fil de la poule au pot chère à Henri IV. Il devient un plat bourgeois à partir du XVIIIème siècle et Brillat-Savarin y consacre un chapitre dans sa « Physiologie du Goût ». En 1765, par opposition aux "restaurants" qui requinquent les aristocrates au sortir de l’opéra ou du théâtre avec des soupes raffinées, les "bouillons" apparaissent, pour satisfaire une clientèle populaire : on y commandait des soupes qui n’étaient rien moins que des pot-au-feu. Vous aurez noté que depuis la réforme de l’orthographe de 1991, pot-au-feu reste invariable au pluriel.

De plat bourgeois en plat populaire, il finit par devenir ringard et il faut attendre les années 90 pour le remettre à la mode, et avec lui, les plats uniques. Il est devenu le chouchou des petits dîners en ville et le credo des bobos. Bien sûr le pot-au-feu est décliné en fonction des saisons et des produits du marché : on se voit proposer alors des pot-au-feu de canard, de gibier, d’agneau ou de foie gras. Le bouillon se voit parfois gratifié d’une rasade d’huile de noix, d’un bout de gingembre, voire d’une lamelle de truffe !
Pour autant, le pot-au-feu n’a jamais eu de recette gravée dans le marbre. Il en existe de nombreuses variantes dans les provinces de France, avec des particularismes locaux au niveau du choix des viandes et des accompagnements. En Gascogne, la garbure est à base de confit et de haricots ; en Alsace, la fleischsupp est garnie de morceaux de porc, alors que seul un morceau de lard agrémente la bréjaude du Limousin. A Perpignan, le pot-au-feu de Noël s’enrichit d’une dinde farcie. Enfin, il ne faut pas oublier les pot-au-feu marins, de la bouillabaisse à la cotriade… La Normandie offre même un pot-au-feu Terre et Mer qui marie la poule et le colin !
La viande bouillie avec une garniture de légumes n’est pas l’apanage des Français. Nos voisins européens s’y sont mis eux aussi pour la plus grande joie des gastronomes : les Espagnols ont le cocido avec les pois chiches et le chorizo, les Flamands mettent de la queue de bœuf dans leur hochepot et la betterave rougit le bortsch russe ou hongrois servi avec de la crème aigre-douce. Plus loin, on trouve en Argentine le puchero qui conjugue viande grasse et saucisse, maïs, patate douce et pois chiches. Au Panama, le sancocho est le plat national, quasiment mangé tous les jours : ce n’est rien d’autre qu’un pot-au-feu de poule et d’igname, parfumé au culantro et à l’origan et servi avec une portion de riz.

On en arrive au sempiternel débat autour du pot-au-feu : la viande, dans l’eau froide ou l’eau chaude ? En fait, tout dépend ce que l’on veut privilégier. Si vous désirez un bouillon clair et savoureux, il faut plonger la viande dans l’eau froide et il faudra écumer. Si vous voulez une viande savoureuse, vous la mettrez dans l’eau bouillante, ce qui aura pour effet de la saisir et de lui conserver ainsi tous ses sucs. Mais le bouillon sera moins parfumé même si les légumes compensent. Certains prennent le bouillon à part, parfois épaissi de vermicelles, d’autres en boivent une tasse après l’avoir filtré.
Pour ma part, je fais cuire ma viande (je préfère un jarret de bœuf bien gélatineux) dans l’eau froide avec un oignon piqué d’un clou de girofle et à la cocotte-minute. Quand elle est bien tendre, je rajoute les légumes, m’inspirant de mon côté espagnol pour les pois chiches et de mon pendant alsacien pour le chou. Quant au reste, je suis très traditionnelle : service avec cornichons et moutarde, beurre ou vinaigrette. Et je ne manque pas de préparer le lendemain les restes en miroton, c'est-à-dire coupés en petits dés bien égouttés et rissolés avec des oignons émincés.

Certaines expressions suffisent à évoquer leur propos : c’est la richesse et le sel de notre langue ; il en est ainsi de « nerveux comme un bout de gras de pot-au-feu » : l’image dispense d’explication. Vu la rusticité du plat, on comprendra aisément par ailleurs qu’une personne « pot-au-feu » est plutôt casanière et manque de fantaisie.